Pour un stade de baseball des ligues majeures à Montréal, couvert et sans estrades.
Le projet du retour d’une équipe de baseball des ligues majeures à Montréal passe indubitablement par la construction d’un nouveau stade. Les esquisses présentées passèrent par différents scénarios — dont la rénovation du présent Stade Olympique — et celui du Bassin Peel semble faire consensus, bien que sa construction sans toit, tel que présenté par Stephen Bronfman, ne fait pas l’unanimité.
Le présent contexte pandémique a forcé toutes les organisations sportives de la planète à réévaluer la manière de suspendre, et de reprendre le spectacle sportif tout en préservant 1) la sécurité sanitaire des joueurs et des spectateurs ainsi que 2) la santé financière de leurs franchises via les différentes ententes avec des commanditaires et des diffuseurs: il est donc ici question de rentabilité du produit sportif omnicanal, dans le cas qui nous occupe, d’une marque de baseball professionnel.
Les ligues coréenne et taïwanaise ayant repris leurs activités avant un peu tout le monde, la chaîne sportive ESPN[1] en a profité pour diffuser certains matchs qui se disputent sans spectateurs, avec des gradins complètement vides : cela n’a aucunement influencé la principale raison pourquoi la franchise opère, soit le match de baseball.
Il a souvent été question que le projet d’une équipe de la MLB à Montréal soit synonyme d’innovation : une construction « verte », de la mobilité accessible pour tous et chacun, une construction intime, et même l’idée plutôt étrange d’une franchise partagée avec un autre marché, en l’occurrence Tampa Bay.
Or, pourquoi ne pas envisager un véritable virage innovant, et numérique, soit la construction d’un stade complètement sans estrades, couvert, au Bassin Peel, et strictement articulé autour de la diffusion du produit baseball?
L’idée a de quoi surprendre, nous en convenons, mais voici ce qui anime notre raisonnement.
De manière générale, une nouvelle équipe des ligues majeures représente deux mises de fonds : le prix pour une franchise (environ 1 milliard USD) ainsi que le prix de construction d’un stade (environ 500 millions USD). Le présent contexte du coronavirus pourrait, selon certaines analyses, impacter la valeur d’une franchise, mais tout étant égal par ailleurs, nous croyons que nous pouvons utiliser une valeur aux alentours du milliard de dollars américains pour fins de discussion[2].
En revanche, la construction d’un stade couvert, sans estrades, représenterait une économie de coûts de construction substantielle : construire l’équivalent d’un studio de diffusion, couvert en tout temps, ne s’apparente pas aux sommes destinées à bâtir des estrades, des accès pour accueillir des milliers de personnes, une billetterie, de nombreuses salles de bain, des systèmes d’égouts en conséquence, des stationnements, des alentours cossus, des concessions alimentaires, etc.
Sans plans et devis formels, il est difficile d’établir quel pourrait être le coût de construction d’un stade en format réduit, sans estrades et sans spectateurs. Comme hypothèse de travail, nous évaluons qu’un tel stade pourrait coûter au minimum 50 % moins cher qu’un stade contemporain avec empreinte « complète ». Il s’agit d’une estimation, certes, mais utile pour alimenter une discussion plus large sur le futur de la rentabilité et de la consommation du sport professionnel.
Ainsi, dans le cas présent d’une infrastructure baseball, nous sommes à l’aise d’affirmer que les économies seraient de plusieurs centaines de millions de dollars : la somme allouée à la construction d’un nouveau stade est massivement réduite.
Cependant, cette situation amène une question critique : une franchise de baseball majeur peut-elle se rentabiliser sans fans? Tout d’abord, précisons qu’il n’est pas ici question d’oblitérer l’expérience des supporteurs d’une équipe de baseball, mais plutôt de les concentrer devant les multiples écrans plutôt que dans les estrades d’un stade.
Ainsi, une analyse récente estime que les équipes génèrent environ 40 %[3] de leurs revenus à partir de la vente de billets, loges corporatives, ainsi que les revenus des concessions. Rappelons que les deux franchises les moins performantes à ce chapitre, soit les Marlins de Miami ainsi que les Rays de Tampa Bay, ne génèrent respectivement que 47 millions USD et 66 millions USD grâce à leur stade[4]. Des sommes relativement faibles et qui n’ont rien à voir avec les 470 et 366 millions USD générés par les stades des Yankees de New York et des Red Sox de Boston.
La balance des revenus, soit le 60 %, proviendrait principalement des droits de diffusion, des commandites et du partage des revenus entre les équipes. En réduisant l’accès physique aux matchs, la valeur du produit diffusé ne peut selon nous qu’être haussée par rapport à son format traditionnel avec fans présents: la seule manière de consommer ce produit est via (la diffusion sur) un écran.
Cette situation n’est pas sans rappeler la situation des salles de cinéma : combien doit-on payer pour déplacer en salle des spectateurs à qui l’on décide de vendre un produit complémentaire sans valeur (pop-corn, boisson gazeuse, friandises, etc.) à des prix exponentiellement trop élevés afin de rentabiliser les infrastructures nécessaires pour opérer l’essentiel de l’entreprise, soit la diffusion d’un film?
Résultat, le contexte pandémique a démontré encore une fois la pertinence des diffusions en streaming, sur différentes plateformes, via différents supports (télé, ordinateur et/ou téléphone portable) et la force de son économie d’échelle.
Par ailleurs, la NFL a annoncé dernièrement pouvoir se rentabiliser malgré l’absence de spectateurs dans ses stades, strictement à partir des revenus autres que ceux provenant « des estrades »[5]. Certes, l’aspect événementiel du football américain professionnel peut difficilement se comparer avec le nombre de matchs et d’équipes nécessaires au bon déroulement d’une saison de baseball. Mais cela demeure un cas de figure important qui démontre que, selon la manière de gérer l’ergonomie de son produit (football), une ligue professionnelle est capable de se rentabiliser sans déplacer des foules dans un stade, mais plutôt devant des écrans.
Qu’en est-il donc de ces autres aspects inévitables à la rentabilité d’une franchise sportive?
Comme les commandites.
En bref, il y a deux principaux types d’éléments disponibles pour les commanditaires qui sont pertinents dans la présente situation : l’affichage sur place s’adressant aux milliers de spectateurs réunis et, en deuxième lieu, le placement destiné aux millions de spectateurs devant leurs écrans à la maison, dans un restaurant ou un bar. Bien évidemment, certains éléments peuvent représenter un hybride. Exemple : une marque qui obtient les droits d’identification d’un stade obtient une visibilité sur place, mais également de la visibilité médiatique lorsque le stade est mentionné lors de la télédiffusion.
Notre concept propose donc de mettre le focus sur les éléments visibles lors des télédiffusions afin de maximiser la valeur des marques commanditaires visibles par les téléspectateurs, qui n’auraient dorénavant d’autres choix que de consommer le produit baseball devant leurs écrans.
Une fois cette avenue confirmée, nous devons maintenant scinder en deux portions les « nouveaux » revenus provenant de l’optimisation de l’expérience télévisuelle, qui doivent couvrir autant que possible les pertes provenant de l’élimination de la visibilité et des activations en stade. Premièrement, créer de nouveaux éléments visibles à l’écran. Un exemple simple, déjà utilisé en CFL, consiste à couvrir des sièges vides par d’immenses toiles avec des logos de commanditaires, comme The Brick Field au stade du Commonwealth, à Edmonton. Toutefois, comme le présent projet de stade ne contient précisément pas d’estrades, tout l’environnement entourant la surface de jeu peut servir les besoins des commanditaires. Pour reprendre l’exemple donné ci-haut, il n’y a que des « toiles » à installer autour du terrain : c’est d’ailleurs ce que la NFL envisage pour monétiser sa relance[6]. Deuxièmement, les nouveaux propriétaires devront négocier les droits de diffusion à la hausse avec les télédiffuseurs en présupposant une augmentation de leur audience (nécessairement, parce que les spectateurs ne sont plus au stade), en plus d’être responsables de vendre leurs droits de commandites sur les nouveaux éléments visibles lors de la diffusion. Grâce à la numérisation des méthodes de placement commandite, déjà en place et toujours à la fine pointe de l’innovation, la manière de mieux les intégrer dans le produit baseball est exponentielle, sans toutefois devoir payer pour des infrastructures permanentes de placement qui, de plus, engendrent divers coûts d’exploitation : entretien, main d’œuvre, etc.
Cela dit, quel est précisément ce partenariat avec la Major League Baseball?
Tout d’abord, il est difficile de percevoir en quoi ce projet de stade/studio de baseball professionnel affecterait la qualité du produit : tout est construit en conséquence de la pratique du sport. Or, l’association des joueurs de la Major League Baseball pourrait y voir un problème. Les revenus de l’équipe locale, qui servent bien entendu à payer les joueurs, reposent notamment sur une formule de partage des revenus qui dépend, en partie, « des estrades ».
C’est pourquoi nous entrevoyons de pousser l’aspect numérique de la diffusion du spectacle encore un peu plus loin en nous inspirant des méthodes présentement déployées dans l’univers du gaming.
Qu’il soit question de eSports ou plus largement du monde professionnel des jeux vidéo, il est possible pour les fans (qui sont plus souvent qu’autrement largement regroupés devant leurs écrans plutôt que dans un stade) de faire des dons en direct via des plateformes de diffusion comme Twitch. Nous croyons qu’il serait possible pour Montréal d’offrir des salaires plus faibles que la moyenne de la ligue — ce que l’on faisait déjà à l’époque des Expos — afin de laisser la possibilité aux joueurs de gérer leurs entités comme celles de joueurs professionnels en ligne, en obtenant une portion de leur argent à partir de dons en direct. Les joueurs pourraient également (potentiellement) se négocier des commanditaires personnels, qui viendraient complémenter leur salaire provenant de la franchise. Cette manière innovante prendrait complètement en compte l’adage voulant que les joueurs soient désormais « leur propre PME » et s’arrimerait à la diffusion multiplateforme exclusive du produit sportif à l’aide de son stade sans estrades et couvert. Une partie de ces revenus pourrait également être retournée au syndicat des joueurs ainsi qu’à la MLB, selon une formule convenue de partage des revenus.
Certes, les autres propriétaires de la MLB devraient accepter une contribution plus faible au panier du partage des revenus à court terme de la part de la franchise de Montréal, mais nous croyons que, sur le moyen/long terme, ce nouveau dispositif pourrait présenter des revenus au moins équivalents à ceux des franchises qui opèrent dans les plus petits marchés de la ligue (Kansas City, Cincinnati, Pittsburgh, Baltimore, etc.), grâce à la force prometteuse d’une marque articulée pour et par le numérique. C’est d’ailleurs la formule autour de laquelle la MLB songe à redresser son plan de partage, soit des contributions qui s’articulent davantage vers le succès des fiches des équipes, et non un partage des revenus qui sert à éponger les frais administratifs d’une franchise (incluant les filiales AAA, AA, etc.)[7]. Encore une fois, le projet d’un stade sans estrades fait en sorte de recentrer le partage des revenus vers l’essentiel du produit baseball et des dépenses sur l’équipe qui occupe le terrain, pas les « estrades ».
Mais les joueurs accepteront-ils de jouer dans un tel environnement? Il existe actuellement une longue liste de facteurs qui (dé)motivent un sportif professionnel à joindre ou non les rangs d’une équipe : la valeur du dollar (CAD vs USD), la localisation (Edmonton vs Los Angeles), les joueurs qui composent l’équipe (Crosby vs Danault), les besoins familiaux (enfants vs épouses), le contexte médiatique (New York vs Oklahoma City), etc. Le scénario des parties à domicile sans estrades ne ferait que s’ajouter à cette longue liste de critères, évalués à la pièce par chacun des joueurs. Certains joueurs opteront pour Montréal, d’autres non.
Il va sans dire que ce projet nécessite un virage numérique important et inédit, mais le présent contexte de pandémie démontre la fragilité contemporaine de devoir dépendre des fans dans un stade alors que le produit « sur le terrain » a le potentiel de n’être que très peu affecté par des événements externes s’il est bien articulé et positionné. C’est la raison pour laquelle nous estimons que ce projet numérique mérite au minimum une réflexion, de la même manière où certains suggèrent à la MLB de réviser sa formule complexe et limitative de ses droits de diffusion[8].
Un tel stade éviterait également le capharnaüm de mobilité dans les environs du Bassin Peel, tout en évitant la construction d’une empreinte de stade « complète » et traditionnelle. La valeur immobilière et foncière du territoire serait tout même haussée par la construction d’un stade au format réduit, et ses alentours pourraient s’arrimer à la structure sans toutefois nécessiter un chamboulement complet de l’écosystème citoyen. Ledit stade « sans estrades » pourrait également être construit ailleurs sur le territoire. Par exemple, sur la rive-sud de Montréal, près de l’aéroport de St-Hubert et du nouvel emplacement de la brasserie Molson.
Si certaines gens demeurent sceptiques, arguant qu’il est impensable d’envisager du sport professionnel sans spectateurs, rappelons que le sport diffusé à la radio, associé à une autre époque pour certains, est toujours vivant encore aujourd’hui. Il est possible d’apprécier des performances sportives sans même les voir ou encore y assister en personne.
L’évolution médiatique a toujours été liée à l’évolution du sport professionnel.
Comme toutes les grandes idées nécessitent des compromis, nous envisageons la construction de loges corporatives qui accompagneraient les ventes de commandites, publicitaires, etc. Assister à un match de sport professionnel devient de plus en plus un privilège (à cause des prix qui augmentent sans cesse) s’adressant à un nombre restreint de la population (seulement une fraction des fans d’une équipe assistera à un match au cours d’une saison, de leur vie[9]). Nous estimons que ce phénomène ne fera que s’accentuer au cours des prochaines années et, conséquemment, qu’il est peut-être préférable d’assumer le statut élitiste du sport professionnel et d’en restreindre l’accès aux mieux nantis, soit les grandes entreprises et leurs invités. Pensons à une formule réduite du Centre Court de Wimbledon, et aux 74 places de sa Royal Box. En prenant l’exemple du Centre Bell (140 loges x 12 sièges) avec une galerie de presse ainsi que des endroits réservés pour le personnel baseball, nous estimons un maximum de 2000 places, exclusives, afin de ne pas compromettre la hausse prévue des droits de diffusion et de maintenir au minimum les coûts de construction.
Une récente étude[10] indiquait que les trois-quarts des revenus billets proviennent des 20 premières rangées d’une enceinte sportive (ce qui correspondrait à notre espace loges); la balance des sièges ne représentant que l’autre quart. Le Bassin Peel demeurerait donc un endroit idéal pour satisfaire la clientèle d’affaires et ayant les moyens d’assister à un match dans un contexte privilégié.
Malgré tous ces arguments, l’idée d’un tel stade peut toujours paraître farfelue pour un nombre important d’analystes et de fans de baseball. Cependant, nous croyons que le présent contexte démontre l’importance de mettre l’emphase sur le fait que, pour un match donné, la très vaste majorité de gens n’assistent pas en personne à l’événement et, dans certains cas, n’y assisteront peut-être jamais. Notre concept consiste ainsi à éviter une structure dépendante des revenus générés par les assistances, en misant sur la numérisation complète de la diffusion de l’essentiel de son produit, soit un match de baseball.
Il ne resterait qu’à la franchise montréalaise de mettre sur pied une marque forte, capable de décliner sa rentabilité au-delà des infrastructures tangibles, en misant sur l’infinité des possibilités disponibles via l’univers du numérique.
Signataires officiels[11]
Sylvain Raymond, consultant en communication, marketing et contenu
Carl-André Hurtubise, CPA, CA[12]
[1] ESPN expands Korean baseball coverage to 130 territories: https://www.sportbusiness.com/news/espn-expands-korean-baseball-coverage-to-130-territories/ (22 mai 2020)
[2] Why the coronavirus shutdown could lead to MLB expansion in the near future: https://www.cbssports.com/mlb/news/why-the-coronavirus-shutdown-could-lead-to-mlb-expansion-in-the-near-future/ (21 mai 2020)
[3] Report: MLB projects loss of $640,000 per game without fans: https://www.espn.com/mlb/story/_/id/29183700/report-mlb-projects-loss-640000-per-game-fans (16 mai 2020)
[4] The Stadium Revenue At Risk For Every MLB Team If Games Are Played Without Fans: https://www.forbes.com/sites/mikeozanian/2020/04/17/the-mlb-stadium-revenue-at-risk-for-every-team-if-games-are-played-without-fans/#a60b8767a355 (17 avril 2020)
[5] La NFL est rentable, même sans spectateurs : https://www.lapresse.ca/sports/football/2020-06-13/la-nfl-est-rentable-meme-sans-spectateurs (13 juin 2020)
[6] NFL To Tarp Off Lower Rows Of Seats, Allow Teams To Sell Signage To Local Sponsors: https://www.sportsbusinessdaily.com/SB-Blogs/Breaking-News/2020/06/NFL-Tarps.aspx (24 juin 2020)
[7] Looking Under the Hood of MLB’s Revenue Sharing Plan: http://www.captainsblog.info/2020/03/07/looking-under-the-hood-of-mlbs-revenue-sharing-plan-yankees-baseball-red-sox-mets-how-does-baseballs-revenue-sharing-work/25425/ (7 mars 2020)
[8] No blackouts, please: How MLB should improve its TV product with no fans going to ballparks: https://sports.yahoo.com/no-blackouts-please-how-mlb-should-improve-its-tv-product-with-no-fans-going-to-ballparks-170318306.html?src=rss (24 juin 2020)
[9] The Future of Stadiums: How will America’s sports venues be transformed by the pandemic? https://sports.yahoo.com/the-future-of-stadiums-how-will-americas-sports-venues-be-transformed-by-the-pandemic-171657482.html?src=rss (16 juin 2020)
[10] Venues 3.0 : Smarter. Smaller. Social: https://www.sportsbusinessdaily.com/Journal/Issues/2017/01/16/In-Depth/Downsizing.aspx (16 janvier 2017)
[11] Des collaborateurs en lien avec l’industrie du sport professionnel participèrent à la rédaction de cette lettre, mais ont préféré garder l’anonymat.
[12] Carl-André Hurtubise a visité 39 stades de baseball de la MLB, incluant chacun des 30 stades utilisés pendant la saison 2019. Le nouveau stade des Rangers du Texas devait être sa 40e visite en avril dernier, mais le projet est reporté pour cause de pandémie.